Salut les copains et copines,
Je vous ai accueilli pendant plus de 10 ans et il est temps pour moi de partir. Moi, la Grange, je suis née au milieu du 20ème siècle, je ne sais même plus à quoi je servais à l’époque. Puis une gentille dame organisant des mariages s’est installée chez moi, pendant plusieurs années. Et un jour, un groupe d’illuminés arrive. Des artistes, vous voyez le genre ?
Qu’est ce que j’ai rigolé en voyant ces jeunes pleins d’utopies. Des saltimbanques qui veulent faire du théâaaatre dans un vieux garage, une bande de hippies qui veut changer le monde. Des jeunes quoi.
Ah au début, je les ai pas aidé. De la poussière plein
leurs gueules, des murs bien moches et bien froids, des toilettes extérieures à vomir, des fuites de toit, des voisins fous, des souris zombies. Je faisais vraiment tout pour les faire partir, mais ils se sont accrochés ces petits salopiauds. Coriaces !
Mais ils m’ont refait une santé avec les années. Une petite isolation par ci, un petit parquet par là, un coup de peinture qui fait du bien et le petit radiateur qui va bien, et les petits toilettes cosy (enfin cosy…). Ils m’ont refait une jeunesse dis donc, tous ensemble. Ils ont bossé dur, me voilà botoxée et requinquée.
C’est alors que j’ai observé discrètement, sans rien dire. Ce petit groupe était particulier. Bon clairement, au départ, l’ambiance était plutôt chaotique. Des égos, des clans, des clashs, des tristesses, des erreurs. Mais parmi tout cela, il y avait des rêves et des aspirations. Pas forcément d’une personne en particulier, mais il y avait un idéal en perspective. Ils ont vu en moi le moyen de construire cet idéal. Bon, j’ai dit ok, mais après vous me laissez tranquille hein, je suis vieille.
C’est alors que j’ai compris. Un lieu comme moi, c’est le prétexte au rassemblement, comme la maison de grand-mère où on construit et projette des souvenirs.
Mais je me souviens surtout de toutes ces tronches. Alalala, que des cas ceux-là. Des fins et des dodus, des petits et des grandes, des drôles et pas drôles, des affirmés et des perdus, des solitaires et des dépendants, des francs et des sournois, des amoureux et des aigris, des surfeurs et des gamers, des blondes et des chauves, des poètes et des pragmatiques, des colériques et des calmes, des mous et des fous, des pauvres et des évadés fiscaux, des travailleurs sociaux et des capitalistes, des dictateurs et des bisounours, des tricheurs et des droits, des cabossés et des réparés, des improvisateurs et d’autres qui ont bien fait d’arrêter.
De tout est passé par chez moi, des gens qui ne se seraient jamais rencontrés autrement. Et puis je crois qu’il y a eu des liens, des amitiés, des collaborations, des amoureux mais aussi des ruptures, des jalousies, des douleurs, des je t’aime moi non plus et des perdus de vue. Je ne raconterai pas tout ce que j’ai vu, ce qui se passe à la grange, restera à jamais tue.
Mon parquet est froissé car ils ont bossé dur, ça c’est sûr ! Clairement la plupart des exercices étaient trop bizarres. Ça crie, ça court, ça fait la poule, ça chante mal, ça s’insulte, ça croit danser, ça lance des balles invisibles et ça se prend pour des ninjas.
Il y a eu de l’impro, beaucoup d’impro, mais pas que ! Du théâtre, beaucoup ! D’ailleurs certains en ont fait leur métier depuis. Je me dis que c’est un peu grâce à moi. Petite fierté mal placée, je l’avoue. Il y a eu aussi des stages, des ateliers enfants, de l’escrime, du chant, des cascades, des tournages, des réunions, du pole dance, du clown, du flamenco, du yoga et des apéros. Non il n’y a eu aucun événement douteux, enfin officiellement.
Je crois aussi que tout le monde sort différent après ce séjour chez moi. Certains pleins de doutes ont pris confiance, d’autres frustrés ont trouvé de nouveaux horizons, des égos se sont calmés, des talents se sont confirmés. Des choix sont devenus évidents pour certains, et des surprises sont apparues pour d’autres. De belles trajectoires de personnages comme ils disent.
Et l’un des plus anciens, je me rappelle bien qu’il venait souvent tout seul pour y écrire, et parfois pour se recueillir, et souvent pour y éclater de rire. Je devais incarner pour lui un havre de paix dans le petit jardin, malgré le toit qui s’effondre. Oui, désolé pour ça, je sais que tu as eu un traumatisme crânien à cause de moi, mais rien de bien grave et tu t’en sors bien malgré quelques séquelles.
Sans rancunes ?
Le 17 de la rue Savigné Chanteloup est devenu très bruyant depuis 10 ans, signe d’un feu intérieur que, je crois, tout le monde a su exprimer chez moi. Dans un monde qui se tait, je crois que chacun à pu venir s’exprimer chez moi avec la liberté d’être soi-même. Tout le monde s’est senti chez soi, et des mondes infinis ont existé dans l’imaginaire de chacun malgré mes 4 murs. L’imaginaire, voilà le moyen de voyager dans quelques mètres carrés. J’ai sacrément voyagé pour la vieille dame que j’étais, une jeunesse retrouvée.
Pendant 10 ans, ils ont sû garder une ambiance qui semble inébranlable. Et je suis fière d’y avoir participé ! Maintenant que je vais partir, je leur souhaite de garder cette chose précieuse qu’il se passe dans ce groupe. Dur de le définir vraiment, mais je vais appeler ça, le truc. Gardez soigneusement ce truc, faites y attention. Mais quand même continuez à ne pas vous prendre au sérieux.
Merci pour ce voyage, j’ai bien rigolé.
Votre Grange